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DEUX
POÈMES
Le Pabaco
Le pabaco est un fruit exotique. Il ne pousse pas partout; on pourrait
même dire qu'il ne pousse nulle part, et pourtant on l'apporte, on le
sert à table, et on peut même avoir le plaisir de 'le manger. Le fruit
du pabaco serait presque un fruit de l'imagination ou plus exactement
de l'imaginaire collectif sans sa pulpe bleue si juteuse sous une peau
immaculée. La queue du fruit est rouge, c'est pourquoi le pabaco est
tenu pour un arbre sacré dans les pays dont le drapeau est rouge, blanc
et bleu. Ceux-ci étant extrêmement nombreux, le fruit du pabaco est
considéré comme un plat national en de fort nombreuses contrées.
Beaucoup ont sans doute eu l'occasion d'acheter dujus de pabaco qui
rend la peau blanche et les yeux bleus et qui fait monter aux joues le
rouge de la confusion propre à celui qui déguste le pabaco : en effet,
même les paquets d'un demi-litre de jus valent affreusement cher, et la
plupart des gens ne peuvent se permettre un tel achat qu'à l'occasion
des fêtes nationales qui ont lieu tous les mois. C'est d'ailleurs
préférable, à ce qu'on dit, car une consommation excessive de jus de
pabaco ou de salade de fruits de pabaco – coupé en fines tranches
blanches et bleues et servi avec ses tiges rouges, douces et croquantes
– entraîne une confusion dans la-répartition des couleurs: la peau vire
au bléu, les yeux deviennent rouges et la chevelure blanchit. Les
personnes victimes de ce phénomène suscitent un sentiment de terreur
sacrée, comme les prophètes antiques; on les évite et on leur délègue
la tâche la plus déplaisante qui soit, à savoir prendre soin de leur
pays bleu-blanc-rouge. Ces créatures aux cheveux blancs, aux yeux
injectés de sang et au teint bleuâtre sont tenues à l'écart de la
société, on les transporte dan; des voitures dépourvues de vitres,
leurs maisons ont des fenêtres réfléchissantes qui lés dissimulent aux
regards.
Il existe même un pays où le fruit du pabaco figure sur le drapeau
national en compagnie de trois lions qui depuis bien des année lui
montrent les dents sans pouvoir le mordre. L'image est censée
symboliser l'impossibilité d'accéder au vrai bonheur sur cette terre,
impossibilité dont les habitants de ce pays se doutaient déjà bien
avant l'adoption du fameux drapeau.
L'auteur de ces lignes a-t-iljamais goûté ce fruit merveilleux? me
demanderez-vous. " Parfaitement!" vous répondrai-je, et je ne serai
pas si loin de la vérité, puisque je fais partie de ceux qu'on nomme
les initiés et qui sont autorisés à écrire sur des sujets aussi nobles
que le pabaco sacré, les fêtes nationales mensuelles et le souci de la
patrie. Nous autres, initiés, écrivons sur du papier blanc avec de
l'encre rouge et parfois même en usant du liquide bleu qui coule dans
nos veines.
La promenade
Quand il sort en ville, le professeur Tausentoifel met des lunettes
opaques, il prend une canne fleurie et vérifie l'angle d'inclinaison de
son corps par rapport au sol. Sa mesure exacte doit être de
quarante-cinq degrés moins la température de l'air.
Le professeur se nourrit d'odeurs. Et comme la ville laisse le champ
libre aux professeurs et aux odeurs, sa promenade lui procure de
nombreux délices. Il renifle en détail chaque bouse de vache, chaque
fleur de tournesol. Il stationne de manière particulièrement prolongée
deyant la porcherie. Non point qu'il admire les cochons, non, il sent
leurs regards d'adoration posés sur sa personne.
En entendant grincer les roues du moulin, le professeur tourne et
arrive au centre ville. Le voilà sur la grande place, à humer le tendre
azur des bleuets dans les champs immenses: c'est un homme qui est:
parvenu à concilier les contradictions de ce monde alogique.
Traductions de
Christine Zeytounian-Belous
Droit d'auteur : Anatoly Kudryavitsky, 1998
Publié
en Lettres Russes No 23, 1998
Biographie
Anatoli Koudriavitski (ou Anatoly Kudryavitsky) est un poète russe et irlandais né à Moscou le 17 août
1954. Son père était polonais, sa mère, fille d'un lrlandais du Mayo,
qui mourut dans un camp de concentration stalinien.
Après des études de médecine a l'université de Moscou, il fut critique
musical dans les annees soixante-dix avant de devenir écrivain en
résidence au Musée Littéraire d'Etat de Moscou, et rédacteur en chef de
leur revue littéraire, Strelets où il a publié des poétes russes
d'avant-garde et des poétes anglophones en traduction.
Ses premieres œuvres ont paru en samizdat. Il a publié plusieurs
recueils de poémes. Ses nouvelles paraissent dans des revues. Il est
l'auteur d'une anthologie de la mini-nouvelle.
En 1999 il a vécu en Allemagne puis, citoyen irlandais, il s'est
installé a Dublin où il enseigne le " creative writing " à l'Irish
Writers Centre. Poète, romancier et traducteur, il écrit avec un
égal bonheur en anglais et en russe et traduit de l'une et l'autre
langue. Son œuvre a été traduite dans douze langues. Il est aussi
un poète de haïku et traducteur de littérature anglaise et américaine.
Il vit à Dublin.
Shadow of Time*
d'Anatoly Kudryavitsky
Par Michèle Duclos
Présenté par Joseph Brodsky comme " un poète qui donne une voix au
silence russe ", Anatoly Kudryavitsky, bien qu'Irlandais par sa mère et
citoyen irlandais, apparaît doublement comme un " émigré de l'intérieur
", " an inner emigré ", pour reprendre l'expression de Seamus Heaney:
émigré géo-politique et émigré ontologique. Une sensibilité à vif,
écorchée par l'histoire, toujours présente à l'arrière de ses poèmes
courts, concis, nets dans leur lexique et leur syntaxe, dissimule avec
une exquise politesse teintée d'humour et de sourire sa solitude
profonde, s'adressant par dédicaces à de nombreux amis sur des thèmes
apparemment légers – à la Lewis Carroll plutôt qu'en cultivant
l'absurde à la Beckett. Ses poèmes disent l'inquiétude d'un homme qui
s'interroge sur la réalité de son propre être-au-monde et à qui les
miroirs confirment que la vérité objective n'est qu'une convention. Il
sent la vérité de l'existence lui glisser sous les pieds; malgré tout
l'écriture l'ancre (l'encre?) au moins dans son être social. Avec une
confiance très relative dans la nature humaine et dans la civilisation.
POÉSIE/PREMIÈRE No 40 – Mars/Juin 2008
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